Nous sommes le 20 janvier 1758. Les autorités coloniales de la très riche colonie française de Saint-Domingue organisent, avec une certaine solennité, l’exécution du Nègre conspirateur, François Makandal, dit le sorcier mandingue ou le manchot. Depuis que les dents voraces du moulin à sucre lui avaient broyé un bras, Makandal, désormais retiré de la chaîne de la production du sucre, avait acquis une bonne connaissance des plantes en gardant le bétail. Il avait mis au point un plan d’empoisonnement à grande échelle des colons de Saint-Domingue, en plein cœur de l’eldorado sucrier. La légende qui l’entourait de son vivant disait qu’il pouvait se transformer en oiseau, en mouche, en moustique, en morceau de fer, en pierre, en plante… Ce vagabondage à travers l’animal, le minéral et le végétal faisait de Makandal un être inflammable dans la terrible société de Saint-Domingue. Mais la conspiration a été dénoncée, le sorcier aux mille métamorphoses est condamné au bûcher. Dès les premières brûlures, Makandal se débat avec une telle violence qu’il rompt ses cordes et parvint à disparaître au milieu de la foule, qui crie : « Makandal sové ! » (Makandal s’est échappé !). Mais nous dit l’historien Moreau de Saint-Méry, Makandal fut rattrapé, solidement attaché et brûlé pour de bon. Cependant c’est la version légendaire qui va s’imposer et séduire l’imaginaire collectif. C’est alors que commence une nouvelle carrière pour Makandal qui, réduit en cendres dans la réalité historique, va ressusciter dans la littérature.
La résurrection littéraire
Dans l’excellent roman, Le Royaume de ce Monde (1949), le romancier cubain Alejo Carpentier fait entrer Makandal au panthéon littéraire en l’opposant à une autre figure d’exception, le roi Christophe qui inspira à Césaire La Tragédie du roi Christophe. Un autre poète cubain, Jesus Cos Causse est fasciné par le personnage de Makandal qui se joue de la flamme avec une légèreté de papillon insolent (Balada de un tambor, 1983). Puis c’est le poète de la République Dominicaine Manuel de Rueda qui fait de Makandal un homme de « deux terres, quatre mers, mille vents. » (Las Metamorfosis, 1998). Mutilé dans sa condition humaine, Makandal retrouve son intégrité en faisant une sorte de marronnage ontologique, à travers ses métamorphoses. Lisons Carpentier : « un iguane vert s’était chauffé au soleil sur le toit du séchoir à tabac ; quelqu’un avait vu voler, à midi, un papillon de nuit ; un grand chien, aux poils hérissés, avait traversé la maison à toute vitesse, en emportant un gigot de chevreuil ; un pélican s’était épouillé si loin de la mer !… Tout le monde savait que l’iguane vert, le papillon de nuit, le papillon de nuit, le chien inconnu, l’invraisemblable pélican étaient de simples déguisements. »[1] Mais , dans Rosalie l’infâme (Paris, Dapper, 2003), la romancière haïtienne Evelyne Trouillot tente de briser le mythe, en montrant un Makandal aimant trop les femmes et les danses calenda, se faisant capturer sur l’habitation Lenormand de Mézy (le Nord d’Haïti), après avoir trop bu d’alcool de canne à sucre… Pourtant le mythe a la vie dure, surtout quand il rencontre l’Histoire. Une quarantaine d’années plus tard, la révolte généralisée imaginée par Makandal va se répéter dans la prospère colonie française et débouchera sur la métamorphose de Saint- Domingue en Haïti.
Rafael Lucas, Maître de Conférences, Bordeaux-3
[1] Alejo Carpentier, Le Royaume de ce Monde (1949), trad. René L.-F. Durand,1954, Paris, Gallimard, 1999,p. 41